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Clay Shirky, (@cshirky sur twitter), est un professeur américain à NYU principalement intéressé aux effets sociaux et économiques des nouvelles technologies de communication. Il a aussi travaillé dans des compagnies digitales à travers les années, comme il explique dans son livre, et alors a beaucoup d’expérience professionnelle ainsi que sociale avec les technologies émergentes qu’offrent le Web.

Essentiellement, ce que Shirky cherche à expliquer par ce livre est l’explosif changement de paradigme déclenché par l’adoption du Web par le grand nombre. Il introduit le sujet en présentant une histoire de mobilisation inattendue pour retrouver un téléphone perdu ; du jamais vu avant l’ère algorithmique. C’est aux situations comme celui-là que réfère The Power of Organizing Without Organizations. L’humain est un être social, qui va toujours trouver des moyens d’interagir socialement, professionnellement, ou autrement, avec autrui. Le changement que fait le Web au paradigme est de rendre ces interactions «ridiculement faciles». On peut alors organiser des étrangers dans le but de trouver un téléphone, travailler sur un projet, signer une pétition, partager des conseils, renconter d’autres avec des intérêts similaires, etc. – tout ce sans avoir à faire face aux obstacles traditionnels des organisations institutionnels. Grâce à l’internet, ce qui devrait introduire beaucoup de coûts additionnels (temps, effort, employés, distribution des tâches), est soudainement devenu libre de ceux-ci. Tout d’un coup, le «institutional dilemma» (de devoir dépenser tant de ressources pour accomplir son but, parfois plus que la valeur du but lui-même) disparaît et laisse place au «ridiculously easy group-forming».

Le point majeur de Shirky est que les technologies de l’internet ne sont pas simplement des améliorations aux technologies déjà existantes, mais des révolutions fondamentaux au fonctionnement de chaque industrie (journalisme, photographie, etc.) en rendant les vieux moyens absolument désuets. Il n’est pas simplement une question de plus vite ou plus petit, mais entièrement différent. Il passe un grand nombre de chapitres expliquant que «more is different», dans le sens ou l’organisation entre une dizaine de personnes est fait par des moyens radicalement différents que pour des milliers.

Alors, qu’est-ce qui change quand on peut facilement s’organiser nous-mêmes? De un, la formation et synchronisation de groupes qui auraient autrement demeuré latents. Lorsqu’il est si facile de trouver des pairs sur l’échelle globale qui ont les mêmes intérêts, des groupes peuvent former autours de sujets de plus en plus spéciphiques. En d’autres mots, la disparition de la restriction géographique permet la création de méganiches. De deux, la disponibilité et le libre accès aux plateformes de partage (de n’importe quelle sorte) en ligne, réduit à zéro le temps et l’effort entre la production (d’une photo, d’un article, etc.) et la diffusion. Il ne faut plus attendre l’intervention des médias traditionnels pour que quelque chose devienne visible. Quand n’importe qui est en mesure de produire n’importe quoi (ou presque), la rareté des professionnels dissipe. Le phénomène qui émerge, il nomme «mass amateurization».

Un effet de l’auto-organisation et du «mass amateurization» est le changement dans la façon dont on publie de l’information ou des données de nos jours. Shirky explique qu’antérieurement, le processus était d’aggréger ensuite partager (son exemple était une collection de photos d’un événement), mais aujourd’hui sur l’internet, on partage notre contribution, et on fait l’aggrégation en collectivité par la suite. Il remarque le même renversement dans le modèle traditionnel de filtrer ensuite publier (telle une encyclopédie), qui est devenu dans l’ère algorithmique de publier ensuite filtrer (tel Wikipédia).

Il passe une grande section du livre à explorer Wikipédia en profondeur, puisque c’est emblématique de plusieurs concepts qu’il cherche à présenter. Le «crowdsourcing» en est   un : la possibilité d’une pluralité de personnes ou de groupes de contribuer à un projet (tout le monde et n’importe qui est à la base des articles, pas une seule personne ou un seul groupe spécifique). Le «power law distribution» en est un autre : la personne qui contribue le plus à Wikipédia a fait plusieurs fois plus de modifications que la moyenne, qui est beaucoup plus que la médiane de contributions par personne, ce qui est plus que le mode, qui est un. (La grande majorité de personnes qui ont contribué à Wikipédia n’ont fait qu’une édition.) Shirky trouve cette distribution régulièrement dans le fonctionnement du Web, que ce soit dans la popularité d’utilisateurs de certains sites, le taux de succès d’idées innovatrices dans les nouveaux médias, ou ailleurs. Bien sûr aussi, Wikipédia est un bon exemple du «mass amateurization». Il n’y a aucune restriction de compétence professionnelle; n’importe qui peut modifier. Évidemment, cela pose un problème de liberté vs qualité soulevé souvent par plusieurs, et addressé par Shirky. La réponse à ce problème démontre un autre de ses points : le principe de l’amour. Wikipédia est libre à n’importe qui à écrire n’importe quoi, et pourtant, ce n’est pas le chaos, et en gros on retrouve la vraie information. La raison pour laquelle ça ne se retrouve pas dans un état constant de vandalisme est que les utilisateurs l’aiment, et alors corrigent promptement toute fausse information qu’ils trouvent. Shirky explique par cet exemple que quand on aime quelque chose, on s’assure de continuer sa qualité, même quand il n’y a pas de récompense monétaire. La récompense est majoritairement dans le sentiment d’avoir contribué à ce qu’on aime, que ce soit une encyclopédie, une collection de photos, ou autre.

Cependant, toute notion de progrès présentée dans ce livre n’est pas sans nuance. Il reconnait que la capacité de l’internet de lancer de nombreuses autres pratiques dans l’obsolescence comporte des coûts pour les pratiquants, mais aussi que ça ouvre la porte à d’autres possibilités. Il présente aussi le pouvoir d’organiser sans organisations comme un énorme potentiel politique (comme dans le cas des manifestations en forme de «flash mobs» en Biélorussie), mais il remarque que bien qu’il est devenu ridiculement facile de mobiliser des groupes autrement latentes pour des «bonnes causes», il est devenu aussi facile de le faire pour des «mauvaises causes» (comme des efforts de mobilisation de terroristes). Le principe d’homophilie veut dire que qui se ressemble se rassemble, tant bien que mal, et on a maintenant les outils pour se rassembler plus que jamais.

On crée continuellement de nouveaux outils pour mieux se connecter, mais Shirky note que toute «bonne» idée sort d’une majorité de mauvaises, dans le style du «power law distribution». Sa prédiction quant à l’innovation est que le futur appartient à ceux qui comprennent le présent au point de ne plus y penser.

Bien que publié en 2008 et souvent centralisé sur MySpace (majoritairement considéré désuet aujourd’hui), Here Comes Everybody décrit plusieurs phénomènes et défis encore sources de discussion, étude, et polémique sept ans plus tard. L’effet des nouveaux médias sur la société sera toujours d’intérêt, surtout que de plus en plus de personnes sont poussés à innover dans le nouveau paradigme, alors on aura toujours des nouveaux médias auxquels on pourra s’intéresser. Entretemps, Shirky répond à plusieurs questions et curiosités sur le sujet des nouveaux médias, mais en relance aussi plusieurs d’autres, souvent avec un air de «on verra avec le temps» ou «c’est un jugement de valeur qui n’est pas à moi de faire». Il donne des explications qui laissent le lecteur faire ses propres jugements sur les trouvailles qu’il présente.

Ce que j’apprécie beaucoup de son approche est qu’il fait attention de ne pas louanger telle ou telle technologie comme sauveur de la vie de tous, ni de condamner telle ou telle technologie comme destructeur d’une génération, comme est l’habitude dans le domaine des nouveaux médias. Tel que mentionné, il nuance les bienfaits et les désavantages de ce qu’il a trouvé par ses recherches, en ne pas présentant le nouveau paradigme comme pour le meilleur ou pour le pire, mais simplement comme un changement auquel on devra s’adapter.

Effectivement, on ne peut pas éviter ces changements puisqu’ils imbibent notre société. Des journaux cessent d’imprimer des copies papier, des cours se passent sur Facebook et Twitter ; on ne peut plus aller une journée normale sans utiliser un des médias du nouveau paradigme décrit par Shirky. Cela se rapproche intimement de la théorie de Innis (reprise par McLuhan),  la façon dont il insiste sur un prémisse selon lequel les technologies changent la société et la société change les technologies en retour. C’est ainsi par le biais du «ridiculously easy group-forming» qu’on arrive à un village global qui se rassemble malgré les distances géographiques et qui peut s’entraider.

L’entraide et le principe d’amour m’a aussi marqué, puisque le débat sur comment Wikipédia peut exister sans vandalisme (excessif) est encore vif aujourd’hui, et je n’avais pas compris à quel point le principe d’amour s’applique à de maintes sites web (plusieurs que je fréquente régulièrement) jusqu’à temps que j’ais lu ce chapitre. Ces sites offrent non seulement un service (d’éducation, de divertissement, ou autre), mais aussi un sens de communauté. On n’est pas un simple utilisateur de Wikipédia, on est un Wikipédien. Shirky a noté que ce sens se traduit aussi du côté économique, ce qui est très sage de sa part à remarquer. Avoir un bon instinct de business aujourd’hui serait de reconnaître que «For any given piece of software, the question ‘Do the people who like it take care of each other?’ turns out to be a better predictor of success than ‘What’s the business model?’» (p.259). Celui-là et plusieurs autres points soulevés dans le livre sont maintenant essentiels à comprendre pour avoir du succès dans les marchés modernes.

Un autre atout, c’est qu’il livre ces lessons (essentielles à la compréhension du nouveau paradigme) de façon à ce que la personne ordinaire peut bien recevoir le message. Le jargon est limité, et quand il émerge, est promptement suivi d’une explication simple. Tous les concepts expliqués par des exemples, des anecdotes, des mises en situation, etc., ce qui fait oublier qu’on lit un texte écrit par un chercheur académique. L’inconvénient, par contre, de cette approche passionnée d’explication à un récepteur présumé débutant absolu sur la matière est qu’à force d’éviter le vocabulaire et les références du domaine des communications et/ou des technologies, les explications deviennent longues. Les anecdotes etc. pour démontrer un simple principe deviennent redondants lorsqu’il en utilise trois ou quatre différents pour le même concept, bien qu’elles sont approfondissantes.

Somme toute, si ma seule critique est qu’à quelques reprises l’effort pour assurer la compréhension est trop abondant, l’oeuvre de Shirky accomplit son but d’informer le récepteur du changement de paradigme et la nature de la nouvelle ère technologique dans lequel on va devoir vivre. On apprend beaucoup par son écriture (ce qu’il dit est vrai et démontrable), et puisque les technologies, et la société qui en symbiose, ne cessent de changer, il devra en écrire plus encore.

Bibliographie

«Clay Shirky», Wikipedia, [En ligne], https://en.wikipedia.org/wiki/Clay_Shirky

Shirky Clay, Here Comes Everybody: The Power of Organizing Without Organizations, Penguin, 2008

«Harold Innis communications theories», Wikipedia, [En ligne], https://en.wikipedia.org/wiki/Harold_Innis%27s_communications_theories

«Marshall McLuhan», Wikipedia, [En ligne], https://en.wikipedia.org/wiki/Marshall_McLuhan